« MASSACRE DES INNOCENTS »… Pourquoi a-t-il failli s’appeler : « Les Casinos éphémères »

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CB VOL noir

Quelque part en FRANCE : vendredi 8 août.

 

       Barthélemy se regarda dans la glace avec un sourire timide au coin des lèvres. Ses cheveux étaient toujours aussi roux et son corps toujours aussi rose, mais, depuis la mi-avril, il avait déjà perdu vingt-trois des quarante-neuf kilos en trop qui faisaient de lui un gros.

       Il passa la porte de sa caravane le pied plus léger.

       Tous les vendredis soir, à partir de vingt-deux heures, il partait retrouver ses bandits manchots. Mais ce vendredi était à marquer d’une pierre blanche : ce serait la toute dernière fois. Promis, juré, craché. Désormais Barthélemy ne se consacrerait plus qu’à ses nouvelles machines, celles avec les poids et les poulies, celles qui lui permettrait de maigrir encore et, bientôt, rejoindre le monde des vivants.

       Il ne garderait de sa vie d’avant que son autre passe-temps : le jet de pierres dans l’eau. Presqu’autant que jouer en ses casinos éphémères, lancer des cailloux et faire des ricochets lui procuraient apaisement et plaisir sensuel. Galets doux lancés. Sa colère se diluait en rond concentriques, cinq, six, sept, huit…

       Alors, à chaque étape, après avoir repéré le casino le plus proche, il cherchait le lac, l’étang ou l’océan, le point d’eau ami.

Pour le jeu lui-même, il savait bien que ce serait difficile d’arrêter. Sa passion dévorante, sa dévotion envers les machines à sous ne datait pas d’hier. Les casinos avaient longtemps été ses églises à lui. De chaque ville, il connaissait l’établissement le plus côté. Architecture, décoration ou ambiance, c’était toujours le même cinéma. Après l’entrée criarde, un ou deux gros bras, costumes sombres et mains croisées sur les couilles, il y avait une première salle attrape-nigaud : l’antre des machines à sous. C’était là son domaine, son refuge. Sa crypte. Le seul endroit au monde où il oubliait tout : la malveillance de l’homme, ses injures, et toute la solitude que ses parents et le reste du monde faisaient peser sur lui. Un Monde magique et mystique où il était autre. Presqu’heureux.

Chaque fois, c’était le même rituel. Les mains moites, avec la même fébrilité érotique, il s’approchait du guichet tout en balançant sa graisse d’une jambe sur l’autre. Puis, le bras tordu, il attrapait son portefeuille dans sa poche arrière. Il changeait généralement un billet de vingt euros, parfois cinquante, et repartait avec un bol en plastique plein de pièces. Ce n’était qu’à partir de cet instant que commençait sa métamorphose. Bientôt, il oublierait son corps difforme, l’âme immonde de ses parents et tout ce putain de reste du Monde.

Assis sur son tabouret, devant un « Wonder Lamp » ou un « Shooting Star », Barthélemy partait au pays d’Aladin et de sa lanterne magique, où parmi les étoiles plastique d’un cosmos de pacotille, il se prenait à oublier. Sa graisse et les matins de tristesse. La mort de sa petite sœur aussi, lorsqu’enfin venait le bruit des pièces.

       – Mort subite du nourrisson, avait dit le docteur.

       Pour Barthélemy, jusqu’à ce moment dramatique, « Mort subite » ce n’était que le nom d’une marque de bière, une gueuse pour être précis. L’énoncé de ce syntagme alcoolisé, dans une telle circonstance, l’avait fait rire nerveusement et son père l’avait giflé devant tout le monde : « Regardez-moi, ce gros monstre ! »

D’un simple geste, il avait réussit à lui faire porté tout le poids de la culpabilité familiale, alors même que Barthélemy était le seul totalement anéanti, choqué, désespéré, le seul à tout jamais triste. Combien de fois n’avait-il pas entendu ses parents se rejeter la responsabilité de la naissance de sa sœur, la petite Marianne ? Ils n’en avaient jamais voulu, et n’en voulaient toujours pas, ne l’aimaient pas et ne s’en occupaient pas. Alors, c’était lui, Babar, qui l’avait adoptée, se relevant la nuit pour les biberons nocturnes et les couches à changer. Lui, le grand frère toujours là, complètement attendri devant ce petit bout de chou à l’éternel sourire bordé de purée de légumes.

       Pour oublier ça et tant d’autres choses. Parce que parfois y’a p’us assez de pierre, ou plus d’étang, Barthélemy glissait des pièces dans des fentes, jouait et gagnait. Jusqu’à trois ou quatre fois sa mise, comme une compensation que le ciel lui accordait.

Il oubliait tout devant un vieux Carrousel à simple ligne, ou face à un Triple Gold, un Jewels Chest, une Dream Machine à triple paiement. Tout, devant les dragons chinois d’un Oriental Legend, le coucher de soleil violet de l’Island Croisière et ses palmiers verts, son paquebot d’opérette.

Toutes les nuits, le même miracle s’accomplissait. Avec une agilité admirable, ses doigts plongeaient dans le bol pour attraper les pièces qu’il glissait, les unes derrière les autres, dans divers orifices. Rythmant sa gestuelle, le bas de la paume, son pouce et son index appuyaient alternativement sur sélections et boutons de paris, puis sur le gros interrupteur électrique rectangulaire.

       Il oubliait  alors. Tout et sa sexualité sordide, une vie livide, et les nuits passées à éjaculer en l’air. Il oubliait son ventre, ses cuisses, et ses joues gonflées. La saleté. Toute cette boue et sa vie passée à genoux. Son âme enlisée. Le grand vide et son manteau de peau rose doublé de lipide. Sa vie triste et la mort de sa sœur, de son cœur, alors que son esprit partait ailleurs, ne laissant que ses mains moites et potelées, vivre ici-bas.

       Régulièrement, une à une, comme à la parade, ses larmes métalliques tombaient alors dans les fentes insondables du hasard. Pianiste aux doigts dansants, corps sans carne, esprit sans mémoire, Barthélemy s’envolait, en battant des oreilles. Il était Babar devenu roi, grand aviateur à l’envers sous les cieux peints de ses casinos éphémères !


      

 

Extrait de la version manuscrite de :

CB VOL noir