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Le chapitre « OUBLIÉ » lors du premier tirage des « Visages de Dieu »

 

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Le Chapitre « oublié » lors du premier tirage

Sur le pont du Stella Marris, le 8 Janvier 1814.

 Dieu avait fait l’homme avec des mains agiles, de petites jambes de montagne, un cerveau capable d’obstination, et l’envie irrépressible de rejoindre la ligne d’horizon. C’était là, sur le pont malmené d’une vieille caravelle, que le Vicomte François-Henri de Salis-Viracalas testait la robustesse de son corps.

L’océan dressait chacune de ses vagues, comme autant d’obstacles à franchir pour parvenir aux Amériques. Un vent violent et caractériel engrossait le moindre petit nuage. Venus d’un ailleurs inquiétant des éclairs aiguisés éventraient des cargos cumulus pour les forcer à larguer leur cargaison d’eau glacée. De tout cela, péril et intempérie, François-Henri se réjouissait.

À ses yeux, l’océan était la chambre noire d’une révélation symbolique. En le traversant, il allait enfin pouvoir observer et immortaliser ceux qu’il pensait être les premiers humains créés par Dieu, sanguinaires et maquillés : les indiens, ces sauvages colorés aux hurlements pleins de plumes que l’homme blanc appelait peau rouge.

Dans son doux délire, le Vicomte avait la certitude qu’en les photographiant, et en en étudiant les traits, il aurait ainsi une vision plus claire de l’image de Dieu, de son dessin et ses desseins. Le créateur avait fait l’Homme à son image, affirmaient les saintes écritures, il suffisait donc d’inverser la proposition en prenant, bien entendu, le soin de sélectionner intelligemment les élus…

Le Vicomte François-Henri de Salis-Viracalas n’avait pas alors la moindre idée de l’accumulation de meurtres que sa… petite idée allait générer.

Une vague encore plus haute passa par-dessus le bastingage, le douchant de la tête au pied. Mais, même les gants trempés et l’eau de mer plein les bottes, le Vicomte exultait. Accrochés aux vergues, des matelots terrifiés tentaient de prendre des ris. Il remit sa perruque d’aplomb et visa son bicorne plus fermement sur son front.

La frégate de premier rang Stella Marris, sœur jumelle de « la boudeuse », bien qu’alourdie par ses soixante canons de 30 livres, résistait vaillamment. Le vicomte de Salis-Viracalas n’avait peur que d’une chose : que ses précieux appareils photo ne soient abîmés pendant la traversée.

Il avait adopté le principe des autochromes inventés par les frères lumière : une seule image transparente selon la méthode additive. La fécule de pomme de terre fixée par de la résine donnait des résultats particulièrement fidèles, essentiel pour récolter tous les visages. Un seul écueil, une seule faiblesse dans leur invention : les interstices entre les grains de fécule étaient comblés par de la poudre de carbone très fine, du noir de fumée. Ce filtre naturel avait pour conséquence de limiter la sensibilité effective des plaques de 4 à 8 iso. D’où, la longueur du temps de pose requis au moment de la prise de vue, et qui aboutissait souvent à des effets de bougés. Sans compter sur une tendance des rouges à saturer.

La solution, fort simple au demeurant, fut trouvée par le Vicomte en personne, résultat qu’il décida de garder jalousement secret ! Il suffisait en fait d’assommer les modèles que l’on voulait photographier, de les vider de leur sang, de les maquiller et d’attendre l’instant de leur mort pour appuyer sur le déclencheur. Pour parfaire le dispositif, François-Henri utilisait également un trépied solide et un déclencheur à poire.

Avant de partit aux Amériques, le Vicomte avait fait ses essais sur un couple de paysans du village et une cousine éloignée en visite pour noël. Les résultats obtenus grâce à l’émulsion et l’ensemble de la séquence de prise de vue, avaient dépassé toutes ses espérances. Les traits des victimes étaient d’une stupéfiante netteté.

Mais il était dis que ce voyage serait celui des grandes révélations, comme si Dieu, là-haut, avait décidé de lui venir personnellement en aide.

Ce 8 janvier 1814, alors que François-Henri allait quitter le pont de la Stella Maris pour se réfugier dans sa cabine, brutalement, la proue de la caravelle s’enfonça dans un creux de vague. Salis-Viracalas se retrouva projeté à dix mètres et deux marins tombèrent de la matures en poussant des cris de mouette. L’un finit à la mer, l’autre s’empala sur une tige métallique autour de laquelle on enroulait un filet de pêche. Il se mit alors à hurler en essayant de s’arracher du piège. La tige était entrée par le bas du dos et était ressortie juste sous le cou, après avoir traversé les intestins et les poumons. Une mousse rose, vite balayée par la violence du vent, s’échappait de sa bouche.

Ses cris de douleur accouplés au bruit de l’orage et aux grondements des vagues furent, pour le vicomte, une révélation. La nature, Dieu, le Diable et le cri des hommes étaient tous une seule et même entité, un seul corps mystique.

C’est là, au milieu d’une nature exaspérée, qu’il appréhenda pleinement la vertu rédemptrice de la souffrance.

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